La Vieille

Publié le par Secador

Mur d'enceinte romain de l'oppidum de Gaujac (Gard)

Mur d'enceinte romain de l'oppidum de Gaujac (Gard)

La vieille dame ne parvenait pas à décider si elle devait partir ou rester. Ses cousins, à chacune de leurs visites essayaient de la convaincre de rentrer en maison de retraite

_"Tu serais mieux ! Bien chauffée, sans avoir à te préoccuper d'allumer chaque matin la cuisinière à bois, à charrier tout ce bois depuis la cave. Et puis ces escaliers tout de travers où tu manques de tomber à chaque marche, et qui plus est empêtrée de ta canne ! Indispensable, mais qui te dessert dans cette maison vieille et inadaptée à ta vie solitaire."

Mais la vieille s'entêtait. Elle avait vécu là toute sa vie. Et depuis plus de vingt ans que son mari était mort, elle s'était accoutumée à cette liberté, nouvelle alors, qu'elle n'avait jamais connue. Vous comprenez que : lui demander de retourner sous la coupe de qui que ce soit... Plutôt mourir !

La mort est une compagnie quotidienne pour une personne de cet âge. Plus de quatre-vingt-dix ans! Pensez donc! Mais tant qu'on tient on tient! Tant que le pire n'est pas arrivé : la chute irrémédiable qui brise le col du fémur ; le froid qui embue les poumons jusqu'à les faire cracher un venin sanguinolent.

La vieille cuisinière peut attendre qu'elle ait le courage de tirer le cendrier, d'aller quérir le bois dans la remise du dessous. Tant qu'il ne pleut pas et que les degrés de pierre de l’entrée ne glissent pas comme s'ils étaient couverts de verglas !

Tout s'est rapetissé. La mobilité se réduisant, les promenades « au bon du jour » de l'hiver se sont rétrécies. Les tours de village se sont de plus en plus réduits. La vie sociale a suivi, les rencontres se font plus rares, se sont restreintes aux voisins les plus immédiats. Même les marchands ambulants ne sont, pour elle, plus accessibles.

Elle doit compter sur le secours des connaissances pour subsister, lui portant le pain trois fois par semaine. Le fils monte, depuis la ville chaque samedi, pour amener les provisions, préparer le bois pour l'hiver, entretenir les terres et les bâtiments. Taillable et corvéable, il vient toujours seul, sa famille ne participant pas à l'entretien de la vieille.

_"Et s'il m'arrive quelque chose ? Tu es foutue ! Il ne faudrait pas que je tombe malade ou que j'ai un accident!" lui assène-t-il souvent.

Tous ces discours, la vieille les a entendus ; elle s'en est faite rabattre les oreilles si souvent ; elle les ressasse quand elle est seule, assise sur la chaise de sa cuisine. Sa cuisine qui est la seule pièce éclairée de la maison. À côté la chambre qui a la même orientation, plein sud. Le solde des pièces est au fond, au nord.

Une cheminée ancienne, dont le foyer s'ouvre à même le sol où elle entasse le bois désormais, est à l’arrière. À son côté trône la cuisinière qui est la seule source de chaleur. Au fond, la pierre d'évier avec le robinet, montant l'eau de la Commune en remplacement de l'aiguière.

L'installation n'a pas évolué depuis les premiers temps du mariage : une table simple de bons bois, un buffet de même acabit sur lequel trône la télévision et une radio ; c'est bien la seule marque de modernité avec le téléphone. Quatre chaises, un placard ancien dans le mur. Les fenêtres sont égayées de rideaux au crochet. Un simple luminaire éclaire la table.

"Sûrement que la maison de retraite sera plus confortable que mon antiquité, mais que voulez-vous, j'y suis habituée. J'ai une vue magnifique... et je ne peux plus aller au jardin. Tant que j'ai pu rejoindre le jardin ma vie était heureuse. Je faisais une promenade jusqu'aux châtaigniers. Je voyais parfois une sauvagine. Je coupais ma salade, mes choux."

Voilà un an que ces paroles furent échangées.

Cela fera bientôt un an que notre vieille voisine a rejoint la maison de retraite. Ses volets baillent aux quatre vents ! Le linge ne sèche plus sur la façade. Le fils ne vient plus entretenir la propriété qui sent l’abandon : les prés ne sont pas fauchés, les murettes perdent leurs pierres poussées par les sangliers et les mouflons. La vie s’est retirée de cette demeure.

Et la vieille dame attend patiemment dans son fauteuil l’examen de passage au trépas que chacun réussit du mieux qu’il peut !

 

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